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Calendriers

 

C’était sa toute première visite au Pentagone. Kelly se sentait mal à l’aise, se demandant s’il aurait dû revêtir sa tenue kaki de quartier-maître, mais il n’avait plus l’âge pour ça. À la place, il avait mis un complet léger de couleur bleue, avec le ruban de sa Navy Cross au revers. Arrivé par la gare routière souterraine, il monta la rampe à pied et chercha un plan du vaste édifice, qu’il balaya et mémorisa rapidement. Cinq minutes plus tard, il entrait dans le bon bureau.

— Oui ? demanda un officier marinier.

— John Kelly. J’ai rendez-vous avec l’amiral Maxwell. On l’invita à prendre un siège. Sur la table basse, il avisa un exemplaire du Navy Times qu’il n’avait pas rouvert depuis qu’il avait quitté l’uniforme. Mais Kelly réussit à maîtriser sa nostalgie. Les pinailleries et prises de bec évoquées dans les articles étaient plus ou moins toujours les mêmes.

— M. Kelly ? demanda une voix. Il se leva et franchit la porte ouverte. Après qu’elle se fut refermée, une ampoule rouge « ne-pas-déranger » s’alluma pour dissuader de toute intrusion.

— Comment vous sentez-vous, John ? demanda Maxwell avant toute autre chose.

— Très bien, amiral, merci. En civil ou pas, Kelly ne pouvait dissimuler un léger malaise en présence d’un officier général. Cela empira aussitôt lorsqu’une autre porte s’ouvrit, livrant passage à deux autres hommes, le premier en civil, l’autre en tenue de contre-amiral – un autre aviateur, nota Kelly, et décoré de la Médaille d’Honneur, ce qui était encore plus intimidant. Maxwell fit les présentations.

— J’ai beaucoup entendu parler de vous, dit Podulski en serrant la main du jeune homme.

— Merci, monsieur. Kelly ne savait quoi dire d’autre.

— Cas et moi, nous nous connaissons depuis un bail, observa Maxwell en effectuant les présentations. J’en ai quinze à mon tableau de chasse – il indiqua la tôle latérale de son appareil accrochée au mur. Cas en a dix-huit.

— Et tous confirmés par les films, insista Podulski.

— Moi, j’en ai zéro, intervint Greer, mais je n’ai pas non plus laissé l’oxygène pur me cramer les neurones. Outre ses vêtements civils, cet amiral avait amené les documents. Il sortit une carte, la même que celle qu’il avait déjà placardée chez lui, mais encore plus couverte d’inscriptions. Puis vinrent les photos, et Kelly put à nouveau contempler le visage du colonel Zacharias, cette fois agrandi par une méthode quelconque, et manifestement similaire à la photo d’identité que Greer avait posée juste à côté.

— J’étais à moins de cinq kilomètres du site, nota Kelly. Personne ne m’avait jamais dit que…

— Il n’était pas encore installé. Ce camp est tout neuf, il a moins de deux ans, expliqua Greer.

— D’autres clichés, James ? demanda Maxwell.

— Juste quelques photos aériennes de SR-71, prises très en biais, rien de neuf. J’ai chargé un gars d’éplucher chaque cliché un par un, un type valable, un ancien de l’Armée de l’Air. Il ne rend compte qu’à moi seul.

— Tu vas finir par devenir un bon espion, nota Podulski en étouffant un rire.

— Ils ont besoin de moi, là-bas, répondit Greer sur un ton léger mais non dénué de sérieux. Kelly se contenta de dévisager les trois autres. Le climat n’était pas sans lui évoquer un mess d’officiers de pont, mais le langage était plus châtié. Greer se retourna de nouveau vers Kelly. Parlez-moi de la vallée.

— Un bon coin à éviter…

— Pour commencer, racontez-moi comment vous avez ramené le petit Dutch. Point par point, ordonna Greer.

Cela prit quinze minutes à Kelly, entre le moment où il avait quitté l’USS Skate et celui où l’hélicoptère les avait récupérés, le lieutenant Maxwell et lui, dans l’estuaire du fleuve pour les ramener sur le Kitty Hawk. Le récit coulait aisément. Ce qui le surprit, ce furent les regards qu’échangèrent les amiraux.

Kelly n’avait pas encore les données pour analyser ces regards. Il ne considérait pas les amiraux comme des individus âgés ou même totalement humains. Pour lui, c’étaient avant tout des amiraux, des créatures d’essence divine, sans âge, qui prenaient d’importantes décisions et qui avaient l’allure convenue, même celui qui ne portait pas d’uniforme. Kelly non plus ne se considérait pas comme jeune. Il avait connu le combat, après quoi tout homme est changé à jamais. Mais leur perspective était différente. Pour Maxwell, Podulski et Greer, ce jeune n’était pas terriblement différent de ce qu’ils avaient été trente ans plus tôt. Il était manifeste que Kelly était un guerrier et, en le voyant, ils se voyaient eux-mêmes. Les coups d’œil furtifs qu’ils échangeaient n’étaient pas différents de ceux d’un grand-père contemplant son petit-fils en train de hasarder son premier pas sur le tapis du salon. Mais ces pas-là étaient plus grands et plus sérieux.

— Sacré boulot, commenta Greer lorsque Kelly eut terminé. Donc, ce secteur est densément peuplé ?

— Oui et non, monsieur. Enfin, ce n’est pas une ville ou quelque chose d’analogue, disons qu’il y a des fermes, des trucs comme ça. J’ai entendu et j’ai aperçu des véhicules sur cette route. Juste quelques camions, mais pas mal de vélos, de chars à bœufs, vous voyez le topo.

— Pas beaucoup de trafic militaire ? demanda Podulski.

— Amiral, ces engins passeraient plutôt sur cette route-ci. Kelly tapota la carte. Il remarqua les indications d’unités nord-vietnamiennes. Comment comptez-vous arriver jusque là ?

— Ça n’a rien de facile, John. Nous avons envisagé une insertion par hélicoptère, voire un assaut par engins amphibies avant d’emprunter cette route.

Kelly secoua la tête.

— Trop loin. Cet itinéraire-ci est trop facile à défendre. Messieurs, vous devez bien comprendre que le Viêt-Nam est une véritable nation en armes, d’accord ? Dans ce pays, quasiment tout le monde un jour ou l’autre a porté l’uniforme, et leur distribuer des armes leur donne l’impression de faire partie de la bande. Il y a suffisamment de gens armés là-bas pour vous poser de vrais problèmes si vous arrivez par ce chemin. Jamais vous ne passerez.

— Les gens soutiennent vraiment le gouvernement communiste ? demanda Podulski. Pour lui, c’était tout bonnement incroyable. Mais pas pour Kelly.

— Bon Dieu, amiral, selon vous, pourquoi se battent-ils depuis si longtemps ? Pourquoi, à votre avis, personne n’aide les pilotes abattus ? Ils ne sont pas comme nous, là-bas. C’est une chose que nous n’avons jamais comprise. Bref, si vous faites débarquer des Marines sur cette plage, n’espérez pas qu’on vienne les accueillir à bras ouverts. Oubliez l’idée d’attaquer par la route, monsieur. Je l’ai vue. Ça n’a pas grand-chose à voir avec une vraie route, elle n’est même pas aussi bonne qu’elle en donne l’impression sur ces photos. Quelques arbres abattus et elle est coupée. Kelly leva les yeux. Faudra en passer par les hélicos.

Il vit bien que la nouvelle était mal accueillie, et il n’était pas difficile de comprendre pourquoi. Cette région était truffée de batteries antiaériennes. Y faire pénétrer une force d’intervention n’aurait rien d’une sinécure. Deux de ces hommes au moins étaient des pilotes et si une attaque par voie de terre leur avait paru prometteuse, alors, c’est que le problème des triple-A devait être pire encore que ne l’évaluait Kelly.

— Nous pouvons neutraliser la DCA, estima Maxwell.

— Toi, tu penses encore aux -52, pas vrai ? observa Greer.

— Le Newport News sera de retour sur le front d’ici quelques semaines. John, vous l’avez déjà vu tirer ?

Kelly acquiesça.

— Absolument. Il nous a soutenus deux fois quand nous opérions près de la côte. Impressionnant, ce que peuvent faire ces tourelles de 76 mm. Mais monsieur, le problème c’est combien d’éléments doivent fonctionner parfaitement pour que la mission soit un succès ? Plus les choses sont complexes, plus il y a de risques qu’elles aillent de travers, et même une seule, ça peut déjà être passablement compliqué. Kelly s’appuya contre le dossier du fauteuil et se dit que l’avertissement qu’il venait de donner n’était pas seulement valable pour les amiraux.

— Dutch, nous avons une réunion dans cinq minutes, dit Podulski, à contrecœur. Cette réunion-ci n’avait pas été un succès, estimait-il. Greer et Maxwell en étaient moins sûrs. Ils avaient appris un certain nombre de choses. Cela ne comptait pas pour rien.

— Puis-je vous demander pourquoi vous gardez un tel secret ? demanda Kelly.

— Vous l’avez déjà deviné. Maxwell se tourna vers le vice-amiral avec un signe de tête.

— La mission Sông Tay a été compromise, dit Greer. Nous ignorons comment, mais nous avons découvert ultérieurement par l’une de nos sources qu’ils savaient – ou du moins, soupçonnaient – que quelque chose était dans l’air. Ils l’attendaient pour plus tard, et nous nous sommes retrouvés à attaquer l’objectif après qu’ils eurent évacué les prisonniers mais avant qu’ils aient monté leur embuscade. Chance et malchance. Ils n’escomptaient pas l’opération CHEVILLE OUVRIÈRE avant encore un bon mois.

— Bon Dieu, souffla Kelly. Quelqu’un de notre côté a délibérément trahi ?

— Bienvenue dans la réalité des opérations de renseignement, chef, dit Greer avec un sourire désabusé.

— Mais enfin, pourquoi ?

— Si jamais je croise ce monsieur, je ne manquerai pas de lui demander. Greer regarda les autres. Pour nous, c’est un appât intéressant à utiliser. Relisez les comptes rendus de l’opération, plutôt menée en sourdine, non ?

— Où sont-ils, en ce moment ?

— À la base d’Eglin, là où ont été formés les gars de CHEVILLE OUVRIÈRE.

— Qui envoyons-nous ? demanda Podulski.

Kelly sentit leurs regards se porter sur lui.

— Messieurs, je n’étais qu’un simple quartier-maître, souvenez-vous.

— Monsieur Kelly, où est garée votre voiture ?

— En ville, monsieur. Je suis venu en bus.

— Venez avec moi. Une navette pourra vous ramener. Ils sortirent du bâtiment sans un mot. La voiture de Greer, une Mercury, était garée à un emplacement pour visiteurs près de l’entrée côté fleuve. Il fit signe à Kelly de monter, puis démarra en direction de l’autoroute urbaine George Washington.

— Dutch a repris votre dossier. J’ai eu l’occasion de le lire. Je suis impressionné, fils. Ce que Greer omit de dire, c’est que dans sa batterie de tests d’engagement, Kelly atteignait le score de 147 sur trois évaluations calibrées de Q.I. Tous les supérieurs que vous avez eus chantent vos louanges.

— J’ai travaillé pour des hommes de valeur, monsieur.

— Apparemment, et trois d’entre eux ont essayé de vous persuader de faire l’OCS, mais Dutch vous a déjà interrogé là-dessus. Je voulais également savoir pourquoi vous n’avez pas accepté la bourse universitaire.

— J’en avais marre des études. Et la bourse était pour la natation, amiral.

— La belle affaire en Indiana, je sais, mais vos notes étaient amplement suffisantes pour vous ouvrir droit à une bourse universitaire. Vous avez suivi une école préparatoire plutôt réputée…

— J’étais également boursier. Kelly haussa les épaules. Dans ma famille, personne n’a jamais fréquenté l’université. Papa avait servi dans la Marine pendant la guerre. Je suppose que pour moi, c’était la voie naturelle. Que cela ait constitué une grosse déception pour son père, c’était une chose qu’il n’avait jamais avouée à quiconque.

Greer pesa cette explication. Ça ne répondait toujours pas à ses interrogations.

— Le dernier bâtiment que j’ai commandé était un sous-marin, le Daniel Webster. À bord, mon bosco, l’officier responsable du sonar, était titulaire d’un doctorat en physique. Un type de valeur, connaissant son boulot encore mieux que moi, mais pas un meneur d’hommes – il avait tendance à se dérober. Pas vous, Kelly. Vous avez essayé, mais vous ne vous êtes pas dérobé.

— Écoutez, amiral, quand vous êtes sur le terrain et qu’il est temps d’agir, il faut bien que quelqu’un se dévoue.

— Tout le monde ne voit pas les choses ainsi, Kelly, et il y a deux genres d’individus sur terre, ceux qui ont besoin qu’on leur explique et ceux qui trouvent tout seuls, décréta Greer.

Le panneau sur l’autoroute donnait une indication que Kelly n’eut pas le temps de déchiffrer, mais elle ne concernait pas la CIA. Il ne fit le point que lorsqu’il avisa le poste de garde surdimensionné.

— Avez-vous déjà collaboré avec les personnels de l’Agence quand vous étiez là-bas ? Kelly hocha la tête.

— Parfois. Nous étions… enfin, vous êtes au courant, le projet PHÉNIX, c’est ça ? Eh bien, nous en faisions partie, à notre modeste échelle.

— Qu’avez-vous pensé d’eux ?

— Deux ou trois étaient plutôt des bons. Pour les autres… vous voulez que je sois franc avec vous ?

— C’est précisément ce que je vous demande, lui assura Greer.

— Les autres s’y entendent sans doute à merveille pour préparer des martinis au shaker, pas à la cuillère, dit Kelly, sans broncher. Cela lui valut un rire désabusé.

— Ouais, les gens d’ici aiment bien le cinéma ! Greer se glissa dans son emplacement au parking et ouvrit sa portière. Suivez-moi, chef. L’amiral en civil guida Kelly jusqu’à l’entrée principale où il lui fit remettre un laissez-passer de visiteur, du type qui requérait une escorte.

Pour sa part, Kelly se faisait l’effet d’un touriste en pays étranger et exotique. La normalité même de l’édifice lui donnait quelque chose de sinistre. Bien que n’étant qu’un banal immeuble de bureaux relativement récent, le quartier général de la CIA était entouré d’une sorte d’aura. Quelque part, il se démarquait du monde réel. Greer surprit le regard de son hôte et étouffa un rire, avant de conduire Kelly à un ascenseur pour rejoindre son bureau au sixième. Ce n’est qu’une fois refermée la lourde porte en bois qu’il parla.

— Comment se présente votre emploi du temps pour la semaine prochaine ?

— Souple. Je n’ai rien de particulier qui m’attache, répondit Kelly, prudent.

James Greer hocha sobrement la tête.

— Dutch m’en a déjà parlé. Je suis sincèrement désolé, chef, mais mon boulot actuel concerne vingt braves gars qui ne reverront sans doute jamais leur famille si nous n’agissons pas. Il fouilla dans le tiroir central de son bureau.

— Amiral, je ne sais trop que penser, à l’heure qu’il est.

— Eh bien, nous pouvons procéder de deux façons. La méthode douce ou la manière forte. La manière forte, c’est que Dutch passe un coup de fil et vous fasse rappeler en service actif, dit Greer sans se démonter. La méthode douce, c’est que vous veniez travailler pour moi au titre de consultant civil. Nous vous verserons une indemnité journalière qui est largement supérieure à la solde d’un quartier-maître.

— Et pour faire quoi ?

— Vous filez en avion à la base d’Eglin, via La Nouvelle-Orléans et Avis, j’imagine. Ceci – Greer lui lança une carte d’identité à deux volets – vous donne accès à leurs archives. Je veux que vous examiniez leurs plans d’action pour vous en inspirer pour notre mission. Kelly ouvrit la carte. Elle portait même son ancienne photo du temps de la marine, comme une photo d’identité de passeport.

— Attendez une minute, amiral. Je n’ai pas les qualifications pour…

— À vrai dire, je pense que si, mais pour la galerie, on fera comme si vous ne les aviez pas. Non, vous n’êtes qu’un simple consultant tout à fait débutant, chargé de recueillir des informations en vue d’un rapport mineur que de toute façon personne ne lira. La moitié de l’argent que l’on dépense dans cette fichue agence s’évapore ainsi, au cas où personne ne vous l’aurait encore appris, dit Greer dont l’irritation vis-à-vis de l’organisme le poussait à exagérer quelque peu. C’est vous dire à quel point nous voulons que tout ça ait l’air vain et routinier.

— Vous êtes vraiment sérieux ?

— Chef, Dutch Maxwell est prêt à sacrifier sa carrière pour ces hommes. Moi aussi. S’il y a un moyen de les tirer de là…

— Et les pourparlers de paix ?

Comment j’explique ça à ce gosse ? se demanda Greer.

— Officiellement, le colonel Zacharias est mort. L’autre camp l’a annoncé, ils ont même publié une photo du corps. Quelqu’un est allé prévenir son épouse, accompagné de l’aumônier de la base et d’une autre femme d’aviateur, pour adoucir le choc. Là-dessus, ils lui ont laissé une semaine pour quitter son logement de fonction, histoire de donner à la chose un aspect officiel, ajouta Greer. Il est officiellement mort. J’ai eu des entretiens à mots couverts avec certaines personnes et nous… Il en arrivait au passage le plus délicat. Il n’est pas question pour notre pays de bousiller les pourparlers de paix avec une affaire comme celle-ci. La photo que nous possédons, agrandie et tout le tremblement, ne constitue pas une preuve suffisante devant un tribunal et c’est la version qui est en vigueur. Les preuves nécessaires, nous ne pourrons jamais les réunir, et les gens qui ont pris cette décision le savent. Ils ne veulent pas voir capoter les négociations de paix et s’il faut sacrifier la vie de vingt autres soldats pour terminer cette putain de guerre, alors on la sacrifiera. Ces hommes sont passés par profits et pertes.

C’était presque trop pour Kelly. Combien d’hommes l’Amérique passait-elle par profits et pertes, bon an, mal an ? Et tous ne portaient pas l’uniforme, n’est-ce pas ? Certains même étaient chez eux, dans des villes américaines.

— Est-ce donc si grave ?

L’épuisement se lisait sans peine sur les traits de Greer.

— Vous savez pourquoi j’ai accepté ce boulot ? J’étais prêt à prendre ma retraite. J’avais rempli mon engagement, j’ai commandé des navires, j’estime avoir fait ce que j’avais à faire. J’étais tout à fait partant pour me prélasser dans une jolie maison, faire un petit golf deux fois par semaine et jouer les consultants à mes heures perdues, d’accord ? Chef, trop d’individus se retrouvent dans des bureaux tels que ceux-ci, et pour eux la réalité n’est qu’une note de service. Ils se polarisent sur la « procédure » et finissent par oublier qu’il y a un être humain tout au bout de la chaîne de paperasse. C’est pour ça que j’ai rempilé. Il faut que quelqu’un essaye de réintroduire un minimum de réalité dans la chaîne de décision. Nous traitons cette affaire comme un projet « noir ». Vous savez ce que cela veut dire ?

— Non, monsieur, pas du tout.

— C’est nouveau, ça vient de sortir. Cela veut dire qu’il n’existe pas. C’est dingue. On ne devrait pas voir des trucs pareils, et pourtant… Vous êtes dans le coup, oui ou non ?

La Nouvelle-Orléans… Kelly plissa les yeux un bref instant qui se prolongea une quinzaine de secondes pour s’achever par un lent hochement de tête.

— Si vous estimez que je peux vous être utile, monsieur, alors j’accepte. De combien de temps est-ce que je dispose ?

Greer s’autorisa un sourire avant de lancer à Kelly un billet d’avion.

— Vos papiers sont au nom de John Clark ; ce ne devrait pas être difficile à mémoriser. Vous descendez là-bas demain après-midi. Il n’y a pas de réservation pour le retour mais je veux vous voir ici vendredi prochain. Je compte sur vous pour faire du bon boulot. Ma carte et mon numéro de téléphone personnel sont dans le dossier. Au boulot, fils.

— Bien, amiral.

Greer se leva pour raccompagner Kelly jusqu’à la porte.

— Et faites faire des factures pour tout. Quand vous bossez pour l’Oncle Sam, vous devez prendre soin que tout le monde soit payé dans les règles.

— Comptez sur moi, amiral. Kelly sourit.

— Une fois sorti, vous pouvez prendre le bus bleu pour regagner le Pentagone. Greer se remit au travail tandis que Kelly quittait son bureau.

La navette bleue arriva peu après qu’il eut gagné l’abribus couvert. Le trajet était curieux. La moitié des voyageurs qui montaient étaient en uniforme, l’autre moitié en civil. Personne n’adressait la parole à personne, comme si le simple fait d’échanger un bon mot ou une remarque sur le séjour prolongé des Sénateurs de Washington dans les profondeurs du classement du Championnat risquait d’enfreindre la sécurité. Il sourit avec un hochement de tête avant d’être repris par ses projets et secrets personnels. Et pourtant… Greer lui avait offert une possibilité à laquelle il n’avait pas songé. Kelly se cala contre le dossier et regarda défiler le paysage par la fenêtre alors que les autres voyageurs de l’autobus gardaient les yeux obstinément fixés droit devant eux.

 

*

 

— Ils sont vraiment heureux, dit Piaggi.

— J’te l’ai dit depuis le début, mec. Ça aide, d’avoir la meilleure marchandise sur le marché.

— Tout le monde n’est pas heureux. Certains se retrouvent avec deux cents kilos de française sur les bras, faut dire qu’on a cassé les prix avec notre offre spéciale de lancement.

Tucker se laissa aller à rire franchement. La « vieille garde » avait gonflé les prix depuis des années. Ils étaient en situation de monopole pour le client. N’importe qui aurait pu les prendre tous les deux pour des hommes d’affaires, ou peut-être des avocats, d’ailleurs ces deux catégories étaient largement représentées dans ce restaurant à deux pâtés de maisons du nouveau tribunal Garmatz. Piaggi était le mieux vêtu des deux, complet de soie italien, et il prit mentalement note d’amener Henry chez son tailleur. Du moins, le gars avait-il appris à se peigner. Prochaine étape, apprendre à s’habiller de manière pas trop tapageuse. La respectabilité, tel était le mot d’ordre. Juste assez pour que les gens vous traitent avec déférence. Les tape-à-l’œil, genre maquereau, jouaient un jeu dangereux qu’ils étaient trop abrutis pour comprendre.

— Prochaine livraison, on double la quantité. Tes copains pourront l’écouler ?

— Facile. Les gars de Philly sont particulièrement heureux. Leur principal fournisseur a eu un petit accident.

— Ouais, j’ai lu les journaux, hier. Négligent. Trop de personnel autour de lui, c’est ça ?

— Henry, tu deviens de plus en plus futé. Mais sois pas trop futé non plus, vu ? Conseil d’ami, insista tranquillement Piaggi.

— Y a pas de lézard, Tony. Tout ce que je dis, c’est : faisons pas ce genre d’erreur, nous aussi. D’ac ?

Piaggi se relaxa, but une gorgée de bière.

— Tout juste, Henry. Et j’ai pas peur de dire que c’est chouette de bosser avec quelqu’un de doué pour l’organisation. Il y a pas mal de gens curieux de savoir d’où vient ta marchandise. Ça, je m’en charge. Ultérieurement, toutefois, si t’as besoin d’une aide financière…

Les yeux de Tucker flamboyèrent brièvement de l’autre côté de la table.

— Non, Tony. Pas maintenant. Jamais.

— C’est bon pour ce coup-ci. Mais ça vaut le coup d’y repenser, pour plus tard.

Tucker hocha la tête, sans chercher à approfondir, apparemment, mais se demandant toutefois quel genre de plan son « partenaire » pouvait bien avoir derrière la tête. La confiance, dans ce genre d’entreprise, est une denrée fluctuante. Il faisait confiance à Tony pour le payer en temps et en heure. Il lui avait proposé des modalités avantageuses, qui avaient été honorées jusqu’ici et les œufs que pondait cette oie constituaient en fait son assurance-vie. Il en était déjà au point où même une échéance sautée ne risquait pas de compromettre l’opération, et tant qu’il serait régulièrement approvisionné en bonne héroïne, ils continueraient de faire affaire comme si de rien n’était, ce qui était la raison première pour laquelle il les avait contactés. Mais la loyauté n’avait rien à voir là-dedans. La confiance s’arrêtait à son utilité. Henry n’avait jamais espéré mieux, mais si jamais son associé s’avisait de presser un peu trop le citron…

Piaggi se demanda s’il n’avait pas poussé un peu trop, et si Tucker se doutait du potentiel de ce qu’ils étaient en train de monter. Contrôler la distribution sur l’ensemble de la côte Est, et le faire de l’intérieur d’un réseau sûr et discret, c’était comme un rêve réalisé. Sans doute aurait-il bientôt besoin de renforcer son capital, et ses contacts se plaçaient déjà pour lui proposer de l’aide. Mais il sentait bien que Tucker n’était pas dupe de l’innocence de sa requête et s’il prolongeait la discussion, protestant de sa bonne foi, cela ne ferait qu’empirer les choses. Aussi Piaggi revint-il à son assiette en décidant de laisser, provisoirement, les choses en plan. Pas de pot. Tucker était très malin, pour un dealer à la petite semaine, mais il restait dans le fond un gagne-petit. Peut-être qu’il apprendrait à passer la vitesse supérieure. Certes, Henry ne pourrait jamais devenir un « ponte », mais il pouvait toujours devenir un rouage important de l’organisation.

— Vendredi prochain, d’accord ? demanda Tucker.

— Parfait. Prends pas de risque. Joue-la fine.

— Tu l’as dit, mec.

 

*

 

C’était un vol sans histoires, un Piedmont 737 au départ de l’aéroport de Friendship International. Kelly volait en première et l’hôtesse lui apporta une collation. Survoler l’Amérique le changeait complètement de ses autres aventures aériennes. Il fut surpris du nombre incroyable de piscines. Où que ce soit, même au-dessus des molles collines du Tennessee, à peine aviez-vous décollé que vous voyiez le soleil se refléter sur des petits carrés d’eau chlorée bleue entourés de pelouses verdoyantes. Son pays avait l’apparence d’un endroit si tranquille, si confortable, tant qu’on n’y regardait pas de trop près. Mais enfin, on n’avait pas besoin de guetter tout le temps des balles traçantes.

À l’agence Avis, une voiture l’attendait, avec une carte de la région. En fait, il aurait pu voler jusqu’à Panama City, Floride, mais La Nouvelle-Orléans lui convenait tout autant. Kelly jeta ses deux valises dans la malle et prit la direction de l’est. C’était un peu comme s’il barrait son bateau, malgré une conduite plus hachée, une parenthèse de temps où il pouvait laisser son esprit travailler, examiner possibilités et procédures, ses yeux surveillant le trafic tandis que sa tête était partie ailleurs. C’est à ce moment que se dessina sur ses traits un fin sourire tranquille, parfaitement inconscient, tandis que son imagination évaluait avec soin le calendrier des quelques semaines à venir.

Quatre heures après son atterrissage, et après avoir traversé le sud du Mississippi et de l’Alabama, Kelly immobilisa sa voiture devant la grille principale de la base d’Eglin. L’endroit idéal pour entraîner les hommes de l’opération CHEVILLE OUVRIÈRE, car température et humidité reproduisaient parfaitement les conditions du pays qu’ils allaient envahir : torride et moite. Kelly attendit devant le poste de garde jusqu’à ce qu’une berline bleue de l’Armée de l’air s’arrête à sa hauteur. Un officier en descendit.

— Monsieur Clark ?

— Oui.

Il lui tendit sa carte d’identité. L’officier alla jusqu’à le saluer, expérience inédite pour Kelly. Manifestement, quelqu’un était extrêmement impressionné par la CIA. C’était sans doute la première fois que ce jeune officier était confronté à quelqu’un de la maison. Bien sûr, Kelly avait fait l’effort de mettre une cravate dans l’espoir de se donner l’air le plus respectable possible.

— Si vous voulez bien me suivre, monsieur. L’officier, un certain capitaine Griffin, le conduisit à une chambre au premier étage du quartier réservé aux célibataires, qui n’était pas sans évoquer un motel confortable et qui avait l’avantage d’être situé à proximité de la plage. Après avoir aidé Kelly à défaire ses bagages, Griffin le conduisit au mess des officiers où, expliqua-t-il, il jouissait des privilèges de tout visiteur. Tout ce qu’il avait à faire était de montrer la clé de sa chambre.

— Je ne peux pas me plaindre de l’hospitalité, capitaine. Kelly se crut obligé de payer la première bière. Vous savez pourquoi je suis ici ?

— Je travaille au renseignement, répondit Griffin.

— CHEVILLE OUVRIÈRE ? Comme dans un film, l’officier jeta un coup d’œil circulaire avant de répondre.

— Oui, monsieur. Tous les documents dont vous avez besoin sont à votre disposition. Je crois savoir que vous avez travaillé vous aussi pour les opérations spéciales, là-bas ?

— Affirmatif.

— J’ai une question à vous poser, monsieur.

— Allez-y, dit Kelly entre deux gorgées de bière. Le trajet en voiture depuis La Nouvelle-Orléans l’avait desséché.

— Savent-ils qui a brûlé la mission ?

— Non, répondit Kelly, avant d’ajouter, pris d’une idée soudaine : Peut-être que j’arriverai à savoir quelque chose.

— Mon frère aîné était dans ce camp, je crois. Il serait rentré aujourd’hui, s’il n’y avait pas eu ce…

— Cet enculé, souffla Kelly, serviable. Le capitaine rougit.

— Si vous l’identifiez, qu’est-ce que vous faites ?

— Pas mon rayon, répondit Kelly, regrettant déjà son commentaire précédent. Quand est-ce qu’on commence ?

— Normalement, demain matin, monsieur Clark, mais tous les documents sont dans mon bureau.

— J’aurai besoin d’une pièce tranquille, d’un pot de café et peut-être de quelques sandwiches.

— Je crois que ça peut se régler, monsieur.

— Alors, au boulot.

Dix minutes plus tard, le vœu de Kelly était exaucé. Le capitaine Griffin lui avait apporté un bloc de papier ministre et un stock de crayons. Kelly commença avec le premier ensemble de photos de reconnaissance, celles prises par un RF-101 Voodoo, et comme pour VERT-DE-GRIS, la découverte de Sông Tay avait été entièrement accidentelle, la révélation fortuite d’un élément imprévu là où on s’était attendu à ne trouver qu’un camp d’entraînement militaire d’importance secondaire. Mais au milieu de la cour du camp, des lettres avaient été tracées dans la poussière, ou bien dessinées avec des pierres ou du linge pendu à sécher. « K » pour « come and get us out of here » – venez nous tirer d’ici – et autres marques similaires faites au nez et à la barbe des gardiens. La liste des personnes impliquées était un véritable Who’s who du petit milieu des opérations spéciales, des noms qu’il ne connaissait que de réputation.

La configuration du camp n’était pas foncièrement différente de celle des installations qui l’intéressaient présentement, remarqua-t-il en prenant des notes. Un document toutefois le surprit beaucoup. C’était une note de service d’un général de division à un collègue de brigade, indiquant que la mission Sông Tay, bien qu’importante en soi, n’était également qu’un prétexte. Le trois étoiles avait voulu valider sa capacité à engager des équipes d’opérations spéciales au Nord-Viêt-Nam. Cela, expliquait-il, devait ouvrir toutes sortes de possibilités, parmi lesquelles un certain barrage dont la salle des génératrices… oh, d’accord, comprit Kelly. Le galonné voulait un permis de chasse pour insérer plusieurs équipes sur le terrain et rejouer le genre de scénario qu’avait joué l’OSS derrière les lignes allemandes durant la Seconde Guerre mondiale. La note se concluait en mentionnant que les circonstances politiques rendaient ce dernier aspect de CERCLE POLAIRE – l’un des premiers noms de code pour ce qui allait devenir l’opération CHEVILLE OUVRIÈRE – extrêmement délicat. Certains pourraient y voir un élargissement du conflit. Kelly leva les yeux, acheva sa deuxième tasse de café. Qu’est-ce que c’était encore que cette histoire de politiciens ? L’ennemi pouvait faire tout ce qu’il voulait, mais notre camp tremblait toujours devant l’éventualité d’être soupçonné d’élargir le conflit. Il avait vu ce genre d’attitude, même à son modeste échelon. Le projet PHÉNIX, qui visait délibérément l’infrastructure politique de l’ennemi, était une affaire extrêmement sensible. Merde, ils portaient quand même l’uniforme, non ? Un homme en zone de combat revêtu d’un uniforme était une cible valable, dans tous les règlements militaires, pas vrai ? L’autre camp massacrait sans vergogne élus locaux et instituteurs avec la dernière des sauvageries. Il y avait là manifestement deux poids deux mesures dans la façon de mener la guerre. C’était une pensée dérangeante, mais Kelly la mit de côté pour se consacrer à la deuxième pile de documents.

Rassembler l’équipe et planifier l’opération avait quasiment pris une éternité. Que des hommes valables, pourtant. Le colonel Bull Simons, autre homme qu’il connaissait, seulement de réputation, comme l’un des commandants les plus pointus qu’une armée ait connu sur le terrain ; Dick Meadows, un jeune homme coulé dans le même moule. Leur seule et unique pensée était de frapper et distraire l’ennemi et ils avaient assez de talent pour y parvenir avec des forces réduites et un minimum de risques. Comme ils devaient avoir convoité cette mission, songea Kelly. Mais la hiérarchie avec laquelle ils avaient dû se colleter… Kelly avait déjà compté dix documents différents adressés aux autorités supérieures, leur promettant le succès – comme si une note de service pouvait garantir ce genre de choses dans l’univers impitoyable des opérations de combat – avant qu’il renonce à les comptabiliser. Il y en avait tant qui recouraient aux mêmes expressions, qu’il suspectait un gratte-papier quelconque d’avoir recopié une lettre type. Sans doute un des hommes s’était-il trouvé à court de tournures inédites à l’adresse de son colonel, avant d’exprimer son mépris de sous-off pour ses interlocuteurs en leur resservant les mêmes formules à chaque fois, en espérant que les répétitions ne seraient pas remarquées – et elles ne l’avaient pas été. Kelly passa trois heures à éplucher les tonnes de papiers échangés entre Eglin et la CIA, des préoccupations de ronds-de-cuir coupeurs de cheveux en quatre pour distraire les gars en uniforme vert, d’« utiles » suggestions émises par des bonshommes qui gardaient sans doute leur cravate jusqu’au pied du lit, des sommes de paperasses qui avaient exigé des réponses de la part des gars qui portaient les fusils… tant et si bien que CHEVILLE OUVRIÈRE était passée du stade de mission d’insertion certes spectaculaire mais relativement mineure, à celui d’épopée à la Cecil B. De Mille qui était remontée plus d’une fois jusqu’à la Maison Blanche, où elle était venue à la connaissance du personnel du Conseil de sécurité nationale du Président…

Et c’est arrivé là que Kelly s’arrêta, à deux heures et demie du matin, vaincu d’avance par la prochaine pile de papier. Il boucla soigneusement le tout dans les réceptacles prévus et regagna au petit trot sa chambre au quartier des officiers, en précisant qu’on le réveille à sept heures du matin.

C’était surprenant le peu de sommeil dont on a besoin quand on a un travail important à faire. Quand son téléphone sonna à sept heures, Kelly sauta du lit et un quart d’heure après, il courait pieds nus sur la plage, en short. Il n’était pas seul. Il ignorait combien d’hommes étaient basés à Eglin, mais ils n’étaient pas si différents de lui. Certains devaient être des agents des opérations spéciales, employés à des tâches qu’il ne pouvait que conjecturer. On les remarquait à leur carrure un peu plus large. La course n’était qu’un élément de leur entraînement. Les regards se croisaient, on s’évaluait réciproquement, on échangeait des expressions où chacun savait très bien ce que pensait l’autre – est-ce qu’il est vraiment aussi solide qu’il en a l’air ? –, une sorte d’exercice mental automatique, et Kelly sourit intérieurement en songeant qu’il était suffisamment intégré à la communauté pour mériter ce genre de rivalité respectueuse. Un petit déjeuner copieux suivi d’une bonne douche le remit en pleine forme, la tête assez claire en tout cas pour retrouver son travail de rond-de-cuir et, sur le chemin de l’immeuble de bureaux, il se demanda, surpris, pourquoi diantre il avait quitté cette communauté d’hommes. Après tout, c’était la seule vraie famille qu’il ait connue après son départ d’Indianapolis.

Et les journées passèrent. Il s’accorda par deux fois six heures de sommeil mais jamais plus de vingt minutes par repas, et plus une seule boisson après cette bière du premier jour au mess, même si ses périodes d’entraînement physique finirent par atteindre plusieurs heures quotidiennes, essentiellement, se répétait-il, pour se raffermir. La véritable raison était de celles qu’il n’aurait jamais voulu admettre. Il voulait surpasser les autres sur cette plage matinale, ne pas se contenter d’être un élément au sein de ce petit groupe d’élite. Kelly était de nouveau un SEAL, et plus encore qu’un phoque ou un marsouin, il était un crapaud-buffle, mieux même, il était en train de redevenir Serpent. Dès le troisième ou quatrième matin, il put déjà constater le changement. Son visage et sa silhouette s’étaient désormais intégrés à la routine matinale des autres. L’anonymat ne lui convenait que mieux, l’anonymat et les cicatrices des combats : certains devaient se demander ce qui s’était mal passé, quelles erreurs il avait faites. Puis ils se diraient qu’il était toujours dans le métier, avec les cicatrices et tout le tremblement, sans savoir qu’il était parti – qu’il avait abandonné, rectifia-t-il, mentalement, et non sans une certaine culpabilité.

Le travail de bureau était étonnamment stimulant.

Jusqu’ici, il n’avait jamais essayé d’envisager les choses sous cet angle, et il fut surpris de s’y découvrir un certain talent. Le calendrier de l’opération, put-il constater, avait été une entreprise superbe uniquement gâchée par le temps et la répétition, comme une belle fille trop longtemps cloîtrée à la maison par un père jaloux. Chaque jour, la copie du camp de Sông Tay avait été édifiée par les joueurs, et chaque jour, et souvent plus d’une fois, démontée de peur que les satellites de reconnaissance soviétiques ne remarquent ce qui se tramait. Comme cela avait dû être déprimant pour ces hommes. Et tout ce temps perdu, les soldats poursuivant sans relâche leur entraînement pendant que les gradés pinaillaient, et prenaient leurs aises pour soupeser les informations des services de renseignements, à tel point qu’en définitive… les prisonniers avaient été transférés.

— Merde, murmura Kelly pour lui seul. Le problème n’était pas tant l’éventualité d’une trahison interne. Simplement, l’opération avait traîné trop longtemps… et cela signifiait que s’il y avait bien eu trahison, la fuite avait dû provenir de l’une des dernières personnes à découvrir ce qui se tramait. Il mit de côté cette idée avec un point d’interrogation marqué au crayon.

L’opération en soi avait été méticuleusement étudiée, jusque dans les moindres détails – le plan principal et un certain nombre de solutions de remplacement –, avec tous les éléments d’une équipe si bien formée et entraînée que chaque homme pouvait s’acquitter de toutes les tâches les yeux fermés. Poser un énorme hélicoptère Sikorski au beau milieu du camp, pour que la force d’intervention se trouve immédiatement sur l’objectif. Se servir des canons de petit calibre comme des tronçonneuses sur de jeunes arbres pour cisailler les miradors. Pas de finesse, pas de tergiversations, pas de conneries hollywoodiennes, rien que la force brute, directe. Les analyses ultérieures révélèrent que les gardes du camp avaient été immolés dans les tout premiers instants. Quel soulagement avaient dû éprouver les hommes en constatant que les deux ou trois premières minutes de l’opération se déroulaient bien plus facilement que leurs simulations, juste avant de connaître l’incroyable, l’amère frustration quand les appels « Article négatif » avaient soudain retenti à répétition sur les fréquences radio. « Article » était le mot de code pour désigner un POW, un prisonnier de guerre américain, car aucun n’était au rendez-vous cette nuit-là. Les soldats venaient d’attaquer et de libérer un camp désert. Il n’était pas difficile d’imaginer le calme qui avait dû régner à bord de l’hélico durant le voyage de retour en Thaïlande, ce vide lugubre de l’échec après s’être acquitté mieux que bien de l’ensemble de la tâche.

L’expérience était malgré tout riche d’enseignements. Kelly avait pris un tas de notes, attrapant des crampes et usant quantité de crayons. Quoi qu’on puisse penser de CHEVILLE OUVRIÈRE, elle avait apporté une leçon inestimable. Tant de points s’étaient déroulés comme prévu, constata-t-il, qu’on pouvait sans honte s’en inspirer. La seule chose qui avait cloché, en définitive, c’était le facteur temps. Des troupes de cette qualité auraient dû être engagées bien plus tôt. La quête de la perfection n’avait pas été exigée au niveau opérationnel mais à un échelon bien plus élevé, par des hommes qui avaient vieilli et perdu le contact avec l’enthousiasme et l’intelligence de la jeunesse. L’une des conséquences avait été l’échec de la mission, non par la faute de Bull Simons ou de Dick Meadows ou d’aucun des Bérets verts qui avaient sans ciller risqué leur vie pour des hommes qu’ils n’avaient jamais vus, mais par la faute d’autres hommes qui avaient bien trop peur de risquer leur carrière et leur poste – affaires autrement importantes, évidemment, que le sang des gars en première ligne. Sông Tay résumait toute l’histoire du Viêt-Nam, dans ces quelques minutes qui avaient suffi à signer l’échec d’une unité superbement entraînée, trahie par la procédure tout autant que par les errances ou la félonie d’un individu perdu dans les échelons de la bureaucratie fédérale.

VERT-DE-GRIS se déroulerait autrement, se promit Kelly. S’il n’y avait qu’une seule raison, c’est que l’opération se jouerait en privé. Si le véritable risque dans ce genre de mission était la négligence, pourquoi ne pas tout faire pour l’éliminer ?

 

*

 

— Capitaine, vous m’avez été d’une aide inestimable, dit Kelly.

— Vous avez trouvé ce que vous cherchiez, monsieur Clark ? demanda Griffin.

— Tout à fait, monsieur Griffin, dit-il, revenant inconsciemment à la terminologie navale pour s’adresser au jeune officier. Votre analyse sur le camp secondaire était de premier ordre. Au cas où personne ne vous l’aurait encore dit, cela aurait pu sauver quelques vies. Et je vais vous avouer une chose : j’aurais bien voulu qu’on ait à notre service un officier de renseignements comme vous quand je faisais le con dans la jungle.

— Je ne peux pas voler, monsieur. Il faut bien que je me rende utile, répondit Griffin, gêné parle compliment.

— Et c’est parfaitement réussi. Kelly lui tendit ses notes. Sous ses yeux, elles furent introduites dans une enveloppe qui fut ensuite scellée à la cire. Transmettez le pli à cette adresse.

— Bien, monsieur. Vous avez droit à un peu de repos. Avez-vous dormi, au moins ? demanda le capitaine Griffin.

— Eh bien, j’imagine que je décompresserai à La Nouvelle-Orléans, avant de reprendre l’avion.

— Il y a de plus mauvais endroits, monsieur. Griffin raccompagna Kelly jusqu’à sa voiture, déjà chargée.

La collecte d’un autre renseignement s’était révélée d’une facilité tout aussi déconcertante, songea Kelly en démarrant. Sa chambre au quartier des officiers possédait un annuaire téléphonique de La Nouvelle-Orléans dans les pages duquel il avait découvert, à son grand étonnement, le nom qu’il avait décidé de rechercher alors qu’il se trouvait dans le bureau de James Greer à la CIA.

 

*

 

C’était la livraison qui allait asseoir sa réputation, estima Tucker, en regardant Rick et Billy finir de charger la marchandise. Une partie échouerait à New York. Jusqu’à présent, il n’avait été qu’un intrus, un étranger au système avec de l’ambition. Il avait fourni suffisamment d’héroïne pour réussir à attirer l’attention sur lui et ses partenaires – le fait qu’il ait des partenaires avait eu son intérêt propre, en dehors des ouvertures que cela permettait. Mais aujourd’hui, c’était différent. Aujourd’hui, il se préparait à entrer dans la bande. Il ne tarderait pas à être considéré comme un homme d’affaires sérieux parce que cette livraison allait couvrir tous les besoins de Baltimore et Philadelphie pour… un mois peut-être, estimait-il. Voire moins, si leur réseau de distribution était aussi bon qu’ils le prétendaient. Le reliquat contribuerait en partie à répondre à la demande croissante de la Grosse Pomme, qui en avait bien besoin après une saisie record. Après tous ces petits pas, c’était enfin le pas de géant. Billy mit la radio pour avoir les derniers résultats sportifs et tomba à la place sur un bulletin météo.

— Je suis pas mécontent qu’on se tire. Ils annoncent des orages.

Tucker regarda dehors. Le ciel était encore clair et limpide.

— On a rien à craindre pour l’instant, leur annonça-t-il.

 

*

 

Il adorait La Nouvelle-Orléans, ville de tradition européenne qui mélangeait le charme du passé avec l’entrain de l’Amérique. Riche d’histoire, propriété successive des Français et des Espagnols, elle n’avait jamais perdu ses traditions, au point même d’avoir conservé un code civil qui était quasiment incompréhensible pour les quarante-neuf autres États et qui provoquait souvent une certaine perplexité chez les autorités fédérales. De même pour le patois local, car nombre d’autochtones pimentaient de français leur conversation, enfin, ils appelaient ça du français. Les ancêtres de Pierre Lamarck avaient été acadiens, et certains de ses parents les plus éloignés habitaient encore les bayous de la région. Mais des coutumes excentriques et distrayantes pour les touristes, et une vie confortable et riche de traditions pour les autres étaient de peu d’intérêt pour Lamarck sinon à titre de point de référence, de signature personnelle pour le distinguer de ses pairs. Ce qui n’était déjà pas évident dans une profession qui réclamait un certain éclat, un certain brio personnel. Il accentuait donc son originalité avec un costume trois-pièces blanc pur fil, une chemise à manches longues et une cravate rouge uni qui s’harmonisaient avec son image d’homme d’affaires local respectable quoique non dénué d’ostentation. Cela allait également de pair avec son véhicule personnel, une Cadillac blanc cassé. Il répugnait aux excès ornementaux que certains autres souteneurs installaient sur leurs automobiles, comme les pots latéraux factices. Un prétendu Texan avait même fixé les cornes d’un taureau sur la calandre de sa Lincoln mais ça, c’était typique d’un pauvre Blanc sorti du fin fond de l’Alabama, un plouc même pas fichu de se conduire avec élégance avec ses filles.

Cette dernière qualité était d’ailleurs le principal talent de Lamarck, songea-t-il avec une certaine satisfaction, en ouvrant la porte de sa voiture pour sa dernière acquisition : quinze ans, à peine rodée, avec ce regard innocent et ces gestes timides qui en faisaient un élément particulièrement insigne et séduisant parmi son écurie de huit filles. Elle avait mérité l’inhabituelle courtoisie de son marlou après lui avoir offert une gâterie particulière un peu plus tôt dans la journée. La luxueuse limousine démarra au premier tour de clé et, à dix-neuf heures trente, Pierre Lamarck prit le départ d’une nouvelle nuit de turbin, car la vie nocturne de la cité commençait tôt et se finissait tard. La Nouvelle-Orléans attirait quantité de congrès divers et les fluctuations de ses liquidités suivaient leur enchaînement. La soirée promettait d’être chaude et lucrative.

 

*

 

Ce devait être lui, estima Kelly, garé une demi-rue plus loin ; il avait gardé sa voiture de location. Qui d’autre pouvait porter un costume trois-pièces et se faire accompagner d’une gamine en minijupe serrée ? Certainement pas un courtier d’assurances. Les bijoux de la fille sentaient le toc clinquant même à cette distance. Kelly embraya pour les suivre. Inutile de les filer de trop près. Combien pouvait-il y avoir de Cad blanches ? se demanda-t-il en traversant le fleuve, trois voitures en retrait, les yeux fixés sur sa cible pendant qu’une partie périphérique de son esprit s’occupait du reste de la circulation. Hormis un feu qu’il faillit brûler à un moment donné, la filature se déroula sans problème. La Cad s’arrêta à l’entrée d’un hôtel chic et il vit la fille descendre et se diriger vers la porte, d’une démarche mi-professionnelle mi-résignée. Kelly n’avait pas trop envie de voir son visage de trop près, redoutant les souvenirs qu’il pourrait susciter. L’heure n’était pas à l’émotion. L’émotion avait été le moteur initial de sa mission. Pour l’accomplir, la motivation devrait venir d’ailleurs. Ce serait un combat de tous les instants, se dit Kelly, mais un combat qu’il se devait de remporter. C’était après tout la raison de sa présence ici, ce soir.

La Cadillac alla se garer un peu plus loin, devant un bar miteux et vulgaire assez proche des grands hôtels et des centres d’affaires pour qu’on puisse le rejoindre à pied, sans être trop loin de la sécurité confortable du calme civilisé. Un flot quasi permanent de taxis lui indiqua que cet aspect de la vie locale était solidement établi. Il repéra le bar en question et se trouva une place libre trois rues plus bas.

Il avait deux raisons de se garer aussi loin de l’objectif. Parcourir à pied Decatur Street lui offrait à la fois un avant-goût du territoire et un aperçu des sites possibles pour son intervention. Aucun doute, la nuit allait être longue. Quelques filles en minijupe lui adressèrent des sourires aussi mécaniques que l’alternance des feux de circulation, mais il ne s’arrêta pas, scrutant sans arrêt à gauche et à droite, tandis qu’une petite voix lointaine lui rappelait ce qu’il pensait naguère encore d’une telle attitude. Il fit taire cette voix avec d’autres pensées, plus en prise sur la réalité. Il avait choisi une tenue sport, du genre que pouvait porter un honnête bourgeois dans ce climat lourd et humide, des vêtements sombres, anonymes, un peu trop amples. Ils sentaient l’argent, mais pas trop, et sa démarche révélait qu’il n’était pas homme à s’en laisser conter. Bref, un type d’allure discrète, décidé à s’encanailler en douce.

Il entra aux Chats sauvages[8] à huit heures dix-sept. Sa première impression fut celle d’un bar bruyant et enfumé. Un groupe de rock jouait au fond de la salle ; la formation était réduite mais enthousiaste. Il y avait une piste de danse, huit ou neuf mètres carrés, sur laquelle des gens de son âge ou moins se trémoussaient au rythme de la musique ; et il y avait Pierre Lamarck, installé à une table d’angle avec plusieurs individus, sans doute des connaissances, à leur attitude. Kelly se dirigea vers les toilettes, c’était à la fois une nécessité immédiate et l’occasion d’inspecter les lieux. Il y avait une autre entrée, sur le côté, mais moins proche de la table de Lamarck que celle par laquelle Kelly et lui étaient arrivés. Le chemin le plus rapide pour rejoindre la Cad blanche passait devant le bar, ce qui indiqua à Kelly où il devrait se poster. Il commanda une bière et se retourna pour observer à loisir les musiciens.

À neuf heures dix, deux jeunes femmes arrivèrent à la table de Lamarck. La première s’assit sur ses genoux tandis que l’autre lui mordillait l’oreille. Les deux autres convives attablés observèrent leur manège sans ciller pendant que les deux femmes lui donnaient quelque chose. Kelly ne put voir ce que c’était parce qu’il était toujours tourné vers le groupe, évitant de regarder trop souvent dans la direction de Lamarck. Le souteneur résolut bientôt l’énigme qui n’en était pas vraiment une : il s’agissait de billets de banque et l’homme se fit un devoir d’enrouler avec soin les coupures autour d’une liasse qu’il avait sortie de sa poche. Kelly avait fait l’effort d’apprendre que le fric facile et ses manifestations ostentatoires tenaient un rôle important dans l’image de marque du proxénète. Les deux premières femmes repartirent et Lamarck fut bientôt rejoint par une troisième, début d’un manège qui devait s’avérer ininterrompu. Ses compagnons de table, nota Kelly, pratiquaient un manège identique, sirotant leur verre, payant cash, plaisantant et, à l’occasion, pelotant la serveuse, avant de la gratifier d’un gros pourboire en guise d’excuse. Kelly bougeait de temps en temps. Il ôta sa veste, remonta ses manches, histoire de présenter une image différente aux clients du bar, et il se limita à deux bières, qu’il tâcha de faire durer le plus possible. Si pénible que soit l’ambiance, il négligea l’aspect désagréable de la soirée, préférant s’attacher aux détails. Qui allait où. Qui entrait et sortait. Qui restait. Qui s’attardait. Kelly nota bientôt certains schémas et identifia certains individus auquel il attribua des noms de son cru. Plus généralement, il observa tout ce qui concernait Lamarck. L’homme avait gardé son veston et restait le dos collé au mur. Il devisait aimablement avec ses compagnons mais leur familiarité n’avait rien d’amical. Leurs plaisanteries étaient trop affectées. Il y avait trop d’emphase dans leurs gestes réciproques, pas cette aisance négligée que l’on note entre des individus dont on partage la compagnie pour des raisons autres que pécuniaires. Même les souteneurs se retrouvent seuls, songea Kelly, et s’ils recherchaient la compagnie de leurs semblables, c’était moins de l’amitié qu’une simple association. Il mit de côté les considérations philosophiques. Si Lamarck n’ôtait jamais son veston, c’est qu’il devait porter une arme.

Juste après minuit, Kelly remit son blazer et fit un autre passage aux lavabos. Dans les toilettes, il sortit l’automatique dissimulé à l’intérieur de sa jambe de pantalon pour le glisser à sa ceinture. Deux demis en quatre heures, calcula-t-il. Son foie devait avoir éliminé l’alcool de son organisme et même si ce n’était pas le cas, deux bières ne devaient pas avoir trop d’effet sur un individu de sa carrure. C’était un point important et il espérait ne pas se tromper.

Son minutage était bon. Se lavant les mains pour la cinquième fois, Kelly vit enfin dans le miroir la porte s’ouvrir. Il n’apercevait que la nuque de l’homme mais sous les cheveux bruns, il y avait un complet blanc et Kelly attendit donc, prenant tout son temps, jusqu’à ce qu’il entende la chasse d’eau de l’urinoir. Du genre hygiénique, le bonhomme. Il se retourna et leurs regards se croisèrent.

— Excusez-moi, dit Pierre Lamarck. Kelly s’écarta du lavabo, continuant de se sécher les mains avec une serviette en papier.

— J’aime bien les dames, dit-il tranquillement.

— Hmmm ? Lamarck avait écluse six verres, au bas mot, et son foie n’avait visiblement pas été à la hauteur de la tâche, ce qui ne l’empêcha pas de s’admirer dans la glace.

— Celles qui viennent vous voir. Kelly baissa le ton. Elles, euh… travaillent pour vous, comme qui dirait ?

— On peut dire ça, l’ami. Lamarck sortit un petit peigne en plastique noir pour rectifier sa coiffure. Pourquoi cette question ?

— J’aurais peut-être besoin de quelques-unes, dit Kelly avec embarras.

— Quelques-unes ? Tes sûr d’être à la hauteur, mon gars ? demanda Lamarck, sourire narquois.

— J’ai des amis en ville avec moi. L’un d’eux fête son anniversaire et…

— Une partie fine, observa le proxénète, blagueur.

— C’est cela. Kelly essaya de jouer les timides, mais son ton évoquait plutôt la gaucherie. L’erreur joua en sa faveur.

— Eh bien, pourquoi ne pas l’avoir dit plus tôt ? De combien de jeunes femmes avez-vous besoin, monsieur ?

— Trois, peut-être quatre. Si on en parlait dehors ? Je prendrais bien l’air.

— Bien sûr. Le temps que je me lave les mains, d’accord ?

— Je vous attends devant la porte.

La rue était calme. Si animée que puisse être une ville comme La Nouvelle-Orléans, on était toutefois au milieu de la semaine et les trottoirs, sans être déserts, étaient loin d’être bondés. Kelly patienta, sans regarder vers l’entrée du bar, jusqu’à ce qu’il sente une tape amicale sur son épaule.

— Il n’y a pas de quoi être gêné. On aime tous s’amuser un peu, surtout quand on se retrouve loin de la maison, pas vrai, ça ?

— Je payerai rubis sur l’ongle, promit Kelly avec un sourire gêné.

Lamarck sourit, en homme du monde qu’il était, histoire de mettre à l’aise cet éleveur de poulets.

— Avec mes filles, il vaut mieux. Vous auriez besoin d’autre chose ?

Kelly toussota et fit quelques pas, désirant être suivi par Lamarck, ce qui se produisit.

— Eh bien, euh, peut-être quelqu’un pour nous aider à animer la fête, disons ?

— Je peux m’occuper de ça, également, dit Lamarck alors qu’ils s’approchaient d’une impasse.

— J’ai l’impression qu’on s’est déjà vus, il y a un an ou deux. Je me souviens surtout de la fille, en fait, elle s’appelait… Pam ? Ouais, Pam. Mince, des cheveux fauves.

— Oh, effectivement, elle était chouette. Elle n’est plus avec nous, dit Lamarck, d’un ton léger. Mais j’en ai des tas d’autres. J’ai une clientèle qui les apprécie jeunes et fraîches.

— Je n’en doute pas, dit Kelly en glissant la main derrière son dos. Elles marchent toutes au… à la… je veux dire, elles prennent toutes des trucs qui les…

— Des euphorisants, mec. Comme ça, elles sont toujours prêtes à faire la fête. Une dame doit savoir bien présenter. Lamarck s’arrêta à l’entrée de l’impasse, jeta un coup d’œil inquiet alentour, guettant peut-être le passage de flics, ce qui convenait parfaitement à Kelly. Il ne prit même pas la peine de regarder derrière lui le corridor sombre entre deux murs de brique nue ; mal éclairé, seulement occupé par des poubelles et des chats errants, il était ouvert à l’autre bout.

— Voyons voir. Quatre filles pour le reste de la soirée, dirons-nous, et quelqu’un pour aider à lancer la partie… cinq cents, ça devrait faire l’affaire. Mes filles ne sont pas données mais vous en aurez pour votre argent…

— Les deux mains bien en évidence, dit Kelly, levant le Colt automatique à trente centimètres de la poitrine de l’homme.

La première réaction de Lamarck fut de fanfaronner, incrédule.

— Eh, mec, c’est vraiment idiot de…

Le ton de Kelly était parfaitement professionnel.

— Discuter avec un pistolet, c’est encore plus idiot, mon gars. Tourne-toi, file dans l’impasse et avec un peu de pot, tu seras de retour au bar pour un dernier verre.

— Faut vraiment que t’aies besoin de fric pour tenter un truc aussi con, dit le proxénète en cherchant à prendre un ton menaçant.

— Ta liasse de biftons mérite qu’on meure pour elle ? demanda Kelly, sur un ton raisonnable. Lamarck pesa les chances et pivota pour entrer dans la ruelle sombre.

— Stop, lui dit Kelly au bout de cinquante mètres. Ils étaient encore derrière le mur aveugle du bar, ou peut-être d’un établissement similaire. Il passa le bras gauche autour du cou de l’homme et le plaqua contre les briques. Son regard scruta les deux côtés de la ruelle à trois reprises. Il guettait un bruit qui se détacherait de celui de la circulation ou du son distordu des amplis. Pour le moment, l’endroit était sûr et tranquille.

— File-moi ton arme… Tout doucement.

— J’ai pas d… Le claquement du chien qui se rabattait était terriblement assourdissant, si près de son oreille.

— Ai-je l’air stupide ?

— D’accord, d’accord, dit Lamarck, dont la voix avait perdu de son moelleux. Restons calme. C’est jamais que du fric.

— Voilà qui est parler intelligemment, approuva Kelly. Un petit automatique apparut. Kelly glissa l’index droit dans le pontet. Il était inutile de laisser des empreintes sur l’arme. Il prenait déjà assez de risques et s’il s’était montré prudent jusqu’ici, les dangers de son action étaient soudain devenus tout à fait concrets et notables. Le pistolet glissa gentiment dans sa poche de blazer.

— Voyons les biftons, maintenant.

— Ils sont là, mec. Lamarck commençait à perdre les pédales. C’était à la fois bien et pas bien, estima Kelly. Bien parce que c’était plaisant à voir. Pas bien parce qu’un homme paniqué avait tendance à faire des bêtises. Au lieu de se relaxer, Kelly au contraire se crispa encore plus.

— Merci, monsieur Lamarck, dit poliment Kelly, pour le calmer.

À cet instant précis, l’homme tressaillit, sa tête tourna de quelques centimètres, comme son esprit s’extrayait de la brume des six verres qu’il avait consommés ce soir.

— Attends une minute… t’as dit que tu connaissais Pam.

— Effectivement.

— Mais pourquoi… Il se tourna un peu plus pour découvrir un visage plongé dans les ténèbres, où seuls les yeux luisaient, humides de larmes, au milieu d’un visage d’un blanc livide.

— T’es un de ceux qui ont ruiné sa vie.

Le ton était outré :

— Eh, mec, c’est elle qu’est venue me trouver !

— Et tu l’as mise aux barbituriques pour qu’elle puisse mieux faire la fête, c’est ça ? demanda la voix désincarnée. Lamarck avait du mal à se souvenir maintenant à quoi ressemblait l’homme.

— C’était le turf, donc tu l’as rencontrée, et c’était un bon coup, pas vrai ?

— Sans aucun doute.

— J’aurais dû mieux l’entraîner et t’aurais pu l’avoir de nouveau au lieu de… était, t’as dit ?

— Elle est morte, lui dit Kelly, en plongeant la main dans sa poche. Quelqu’un l’a tuée.

— Et alors ? C’est pas moi ! Lamarck avait l’impression d’affronter un examen final, un test qui le dépassait, établi selon des règles dont il ignorait tout.

— Oui, je sais, dit Kelly en vissant le silencieux sur le pistolet. Lamarck réussit à l’entrevoir, ses yeux s’accoutumant à l’obscurité. Sa voix devint un couinement perçant.

— Alors, pourquoi tu fais ça ? dit l’homme, trop intrigué même pour hurler, trop paralysé par l’incongruité des dernières minutes, par le passage soudain de sa vie de la normalité confortable de son bar favori à sa fin, quinze mètres plus loin à peine, contre un mur de brique aveugle : il lui fallait une réponse. Quelque part, c’était plus important que d’essayer de s’échapper, tentative qu’il savait être vaine.

Kelly réfléchit à la question une seconde ou deux. Il aurait pu répondre bien des choses mais il n’était que juste, estima-t-il, de dire à l’homme la vérité tandis que le canon s’élevait rapide, définitif.

— Pour l’entraînement.

Sans aucun remords
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